Cette réflexion sur le pardon est née d’une manière inattendue, à la suite d’un séminaire animé par Olivier Clerc, auteur et créateur des cercles de pardon. Paradoxalement, c’est mon désaccord sur certains aspects de son approche qui m’a conduit à approfondir ma compréhension de ce qu’est véritablement le pardon.
L’approche d’Olivier Clerc, bien qu’animée d’intentions louables, propose un renversement radical – ce qu’il appelle “une vision à 180 degrés” – de la conception traditionnelle du pardon. Selon lui, plutôt que de pardonner à l’offenseur, la personne blessée devrait demander pardon pour avoir maintenu sa propre souffrance, pour avoir donné tant de pouvoir à la situation, pour avoir peut-être entretenu un statut de victime. Cette inversion m’est apparue comme source de confusion profonde. En déplaçant la responsabilité vers la victime qui devrait “demander pardon”, même si c’est à elle-même, cette approche crée, à mon sens, un mélange conceptuel qui obscurcit la nature même du pardon et risque de détourner les personnes d’un processus de guérison authentique.
Cette confusion initiale m’a poussé à clarifier le pardon en en identifiant deux dimensions distinctes souvent mélangées : d’une part, le processus nécessaire de guérison personnelle, et d’autre part, la possibilité d’un pardon comme acte d’amour et de compréhension élargie. Mais avant d’explorer ces dimensions, il est essentiel de comprendre ce qu’est fondamentalement le pardon.
Le pardon, dans son acception la plus communément admise, est un acte ou un processus volontaire par lequel une personne qui a subi un tort choisit de renoncer au ressentiment et à la rancœur envers son offenseur. C’est un abandon conscient du désir de vengeance ou de rétribution, une libération de l’autre de sa “dette morale”. Il implique un changement profond de disposition intérieure, passant de l’hostilité à une forme d’acceptation. Toutefois, il est crucial de comprendre ce que le pardon n’est pas : ce n’est ni oublier l’offense, ni excuser l’acte, ni nier la responsabilité de l’offenseur, ni renoncer à la justice. Le pardon n’implique pas non plus obligatoirement une réconciliation ou un rétablissement de la confiance.
Cette définition pose les bases d’une compréhension plus fine des différentes dimensions du pardon, que je vais maintenant développer.
Le pardon, souvent présenté comme un concept uniforme, révèle en réalité deux dimensions distinctes qui méritent d’être comprises séparément : d’une part, un processus de guérison personnelle centré sur soi, et d’autre part, un acte d’amour et de compréhension dirigé vers l’offenseur. Cette distinction est cruciale pour comprendre la profondeur et la complexité du pardon authentique.
La première dimension, que l’on pourrait appeler “la guérison du cœur”, concerne exclusivement la personne blessée. C’est un processus de libération intérieure où l’individu travaille à se défaire du poison du ressentiment et de la rancœur. Cette guérison est avant tout un acte d’amour envers soi-même, une reprise en main de sa vie émotionnelle. Elle implique de sortir du statut de victime, d’abandonner les ruminations mentales qui épuisent l’esprit, et de relâcher les tensions émotionnelles qui empoisonnent le quotidien. Cette dimension est fondamentalement égocentrée – dans le bon sens du terme – car elle vise la restauration de notre intégrité personnelle et de notre bien-être.
Les bénéfices de cette guérison sont nombreux et tangibles : amélioration de la santé physique et mentale, libération du stress et de l’anxiété, capacité retrouvée à vivre pleinement le présent. C’est aussi une protection contre la tendance à projeter nos blessures passées sur des situations futures, nous permettant ainsi de préserver notre capacité à vivre de nouvelles expériences sans le filtre déformant des traumatismes antérieurs.
La seconde dimension du pardon est d’une nature très différente. Elle transcende la simple guérison personnelle pour atteindre une compréhension plus profonde de la condition humaine. Cette dimension se manifeste comme un véritable acte d’amour dirigé vers l’offenseur, non pas en excusant ses actes, mais en le reconnaissant dans son humanité complexe et imparfaite. C’est ici que nous prenons conscience de notre propre part d’ombre, celle-là même que nous voyons à l’œuvre chez l’autre. Cette reconnaissance n’est pas une justification des actes commis, mais une compréhension humble de notre commune fragilité.
Dans cette dimension transcendante du pardon, nous commençons à voir l’offenseur non plus uniquement à travers le prisme de son acte, mais dans la complexité de son histoire personnelle, de son conditionnement, de son environnement social et familial. Nous réalisons que beaucoup agissent depuis leurs propres blessures, leurs limitations, parfois même sans avoir conscience de leur libre arbitre, prisonniers de schémas familiaux ou sociaux qui normalisent certains comportements préjudiciables.
Ces deux dimensions, bien que distinctes, peuvent se nourrir mutuellement. La guérison personnelle, en nous libérant du poids de la rancœur, peut ouvrir notre cœur à une compréhension plus large de l’autre. Inversement, la compréhension de la complexité humaine peut faciliter notre processus de guérison en déplaçant notre focus de la blessure personnelle vers une vision plus universelle de l’expérience humaine.
Cependant, il est crucial de comprendre que ces dimensions peuvent exister indépendamment l’une de l’autre. On peut parfaitement guérir de ses blessures sans nécessairement accéder à cette compréhension élargie de l’offenseur. De même, on peut intellectuellement comprendre les raisons d’un acte sans avoir guéri émotionnellement de ses impacts. L’important est de reconnaître que la guérison personnelle doit toujours être la priorité.
La chronologie naturelle place généralement la guérison personnelle en premier. Tenter d’accéder à la dimension transcendante du pardon avant d’avoir suffisamment guéri peut même s’avérer contre-productif, créant une forme de pardon superficiel qui ne fait que masquer des blessures non résolues. Chaque personne doit pouvoir suivre son propre rythme dans ce processus, sans pression extérieure.
Cette distinction entre les deux dimensions du pardon nous permet de clarifier nos objectifs et nos attentes. Elle nous rappelle que le pardon n’est pas une obligation morale mais un processus naturel qui peut se déployer à différents niveaux. La guérison personnelle est une nécessité pour notre bien-être, tandis que le pardon comme acte d’amour représente une possibilité d’évolution spirituelle qui s’offre à nous une fois notre cœur apaisé.
La notion de pardon est souvent mal comprise. D’un côté, certains le perçoivent comme une faiblesse, une forme de résignation face à l’offense. De l’autre, il est parfois présenté comme une obligation morale, un idéal de grandeur d’âme à atteindre rapidement. La compréhension des deux dimensions du pardon nous offre une vision plus nuancée et plus réaliste. Elle nous permet de reconnaître que le chemin de la guérison personnelle est une nécessité, non une option, tandis que l’ouverture du cœur vers l’offenseur reste une possibilité qui ne peut naître que d’une liberté intérieure retrouvée. Cette perspective nous invite à respecter le rythme naturel de chaque personne dans son processus de guérison, tout en gardant à l’esprit que le pardon véritable, lorsqu’il advient dans ses deux dimensions, représente non pas un affaiblissement mais un enrichissement de notre humanité.