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La Dimension Corporelle,Illusions et Réalité

avril 8, 2019

LE TOUT AU MENTAL N’A PLUS D’AVENIR.
LE TOUT AU CORPS EST UNE ARLÉSIENNE.

La recherche dans les approches somatiques n’aura de pertinence qu’en soulignant la complémentarité entre les qualités du corps et celles de l’esprit, pas en substituant l’un à l’autre.

Nous assistons au développement d’un grand nombre d’approches qui tentent de s’approprier la dimension corporelle en prétextant se substituer au mental qui semble avoir démontré ses limitations et ses distorsions.

On en vient alors à donner au corps la charge et surtout la capacité de résoudre nos problèmes, de donner sens, de réfléchir, d’exprimer, de concevoir.

Mais n’est-ce pas aller trop loin ?

UN EFFET DE BALANCIER

Si le corps gagne à retrouver la place qu’il n’aurait jamais dû quitter, si le mental a montré ses limites, surtout si nous nous en tenons à sa dimension cognitive consciente — ce que nous appelons notre raisonnement ou plus généralement la raison — faut-il pour cela tomber dans le mouvement de balancier inverse et disqualifier le mental au profit d’un tout au corporel d’autant plus difficile à démonter qu’il ne peut l’être que par le raisonnement qu’il cherche à supplanter?

CASE CLINIC, THÉORIE U ET SPT

J’ai participé ces derniers mois à plusieurs ateliers de SPT — social presencing theatre — une approche corporelle qui est sensée apporter à la très “mentale” théorie U, la dimension corporelle dont elle semble tellement manquer. Si je suis de ceux qui défendent l’idée que la théorie U gagnerait à intégrer le corps dans sa démarche, je ne voudrais pas que cela devienne un prétexte qui m’amènerais à valider de confiance toute pratique corporelle, quand bien-même celle-ci serait validée par Otto Schärmer lui-même.

Une des pratiques de la SPT consiste à créer des “sculptures”, des positions, des attitudes prises par le corps qui sont sensées exprimer quelque chose que le mental ne peut appréhender. Ces gestes qui se figent en une position, en une gestique sont sensés exprimer par le corps une “sagesse”, une intelligence qui ne serait pas issue du passé mais bien le produit d’un futur émergent.

Les adeptes de la SPT manifestent alors un comportement mystérieux, presque mystique: “Je ne décide pas du geste, c’est mon corps qui bouge sans recevoir d’instruction de mon mental. Ce n’est pas ma tête qui me met en mouvement, c’est mon corps qui parle, qui dit, qui montre!”

Une pratique qui s’intitule “case clinic” (description de cette pratique en fin d’article) a intégré cette pratique. Une personne exprime un questionnement, un problème, un défi qu’il ou elle est amené.e à vivre ou à résoudre. Après une présentation verbale qui ne semble pas poser de problème — en soi alors que si l’on voulait être cohérent, il serait peut-être opportun d’exprimer le cas avec des gestes, mais passons: les pratiques corporelles ne s’effraient pas d’une incohérence qui n’est après tout qu’un sursaut du mental — les coaches (les personnes du groupe qui écoute la personne qui amène le cas) prennent un temps de pause pour laisser au corps le temps de recevoir l’information et de laisser émerger une image, une métaphore qui émerge du récit qui leur a été présenté.

Jusque là, nous sommes dans une situation d’écoute somme toute assez traditionnelle. J’écoute un récit et je laisse venir en moi, les idées, les images qui émergent.

C’est après que la situation bascule. Puisqu’il faut redonner au corps son rôle, les coaches se lèvent et prennent une posture. Cette posture est sensée représenter quelque chose. Elle apporte une information à la personne qui a apporté le cas. D’où vient cette posture, comment a-t-elle été choisie ? Elle n’est pas le fruit du mental. Non! Elle est le fruit d’une expression libre du corps. Celui-ci serait donc dépositaire d’une forme d’intelligence particulière dans le domaine du cas qui est traité? On semble à ce moment oublier que le cas a été présenté par des mots, que ceux-ci ont pris sens dans notre cerveau, allumant des circuits neuronaux, des associations, des catégorisations, des comparaisons et bien sûr également des omissions (pour faire correspondre à notre carte du monde sinon nous basculerions dans l’incohérence, l’incongruité), des distorsions (pour forcer la réalité à entrer dans le cadre de nos schémas mentaux connus) et des généralisations (pour continuer de construire une carte du monde qui sera utilisée pour comprendre les expériences futures que je serai amené à vivre).

Il s’en suit alors une dynamique d’adaptation et d’évolution. Les participants sont invités à bouger et prendre une autre posture pour prendre en compte la posture des autres. Il y a à ce moment sans doute quelque chose d’innovant si on peut envisager que ces déplacements puissent s’effectuer dans une logique d’échanges posturaux non raisonnés (entendez qui ne soient pas le fait d’un raisonnement conscient). Mais comment être sûr que ce n’est pas le cerveau qui pilote? Que ce n’est pas le mental qui nous pousse à bouger dans un sens plutôt que dans un autre ?

Il est bien plus probable que nous bougeons pour tendre vers l’accomplissement de structures connues, de schémas mémorisés. Ainsi nous ouvrirons nos bras si nous ressentons quelque chose qui s’apparente à de l’accueil, à recevoir, à s’ouvrir. A l’inverse nous nous recroquevillons si nous sommes emplis d’une sensation de danger, de contraction, de retour à soi.

OBÉISSANCE SOCIALE ET CORPS SAGE

Comment raisonnablement dire qu’il ne s’agit que d’une dynamique corporelle ?

C’est là que la dimension d’inclusion-exclusion propre à de si nombreuses générations d’adeptes du “tout-au-corps” entre en jeu. “Tu raisonnes avec ta tête quand tu questionnes cela. Tu ne peux pas lâcher le mental”.

Tu n’es pas des nôtres, quoi.

La tentation est forte alors d’entrer dans le jeu pour ne pas être catalogué de béotien, de cerveau sur pattes, de mentaliste borné.

“Oui sans doute, vous avez raison, je devrais lâcher. Je devrais refaire l’exercice pour que, comme vous, enfin, je perçoive ce que vous sembler percevoir. Vous!”

C’est le jeu du “Le premier qui avoue qu’il simule a tort et se verra catalogué de ‘pas prêt’ ” de représentant de l’ancienne manière d’être, d’agir et de penser.

Je développe depuis plus de dix ans une approche corporelle de communication inspirée de l’art martial japonais qui est l’aïkido. Alors quoi ? Suis-je en train de cracher dans la soupe du marché des approches corporelles et somatiques ?

Je ne crois pas. Je crois même le contraire. Je crois qu’il peut être nécessaire de dénoncer ce que j’appelle les effets d’auto-illusions surtout quand elles se doublent d’une pression sociale qui est si bien illustrée dans la video montrant une expérience d’obéissance sociale (ref en note de fin d’article).

Ma recherche dans la dimension corporelle vise plus à intégrer le mental dans la pratique corporelle qu’à l’exclure voire la dénigrer.

CONFONDRE LE MEDIUM ET LE MESSAGE

J’ai la faiblesse de croire qu’en tentant de “faire parler nos gestes” à l’image de nos mots, nous confondons le voyage et le moyen de transport.

Nos gestes, nos attitudes sont des media, au même titre que nos mots. Ce sont des vecteurs d’expression, pas l’expression en soi. Faire un geste, adopter une attitude ouvre des canaux, facilite les flux informationnels en moi et entre moi et les autres.

Il s’en suit alors un sens qui émerge, une image, une métaphore, un ressenti. C’est mon corps et mon esprit qui expriment le message. Mais mon corps n’est pas le message. Ma posture ne dit rien. Elle permet que le message émerge.

Or c’est cela qui semble se jouer dans cette pratique de case clinic du SPT. Les participant.e.s se montrent à la personne qui porte le cas et leurs gestes sont sensés exprimés quelque chose.

L’efficacité de cette pratique est néanmoins parfois au rendez-vous. Et ses défenseurs de s’en enorgueillir. Mais l’efficacité ne provient pas de là où ils ou elles pensent. Les leçons, les pistes de réflexion qui émergent sont bien plus le fruit des images et métaphores exprimés par les participants et de tous les méta-commentaires, feedbacks et réflexions qui sont exprimés autour de la pratique et durant celle-ci.

Je peux me tromper et j’en accepte la possibilité. Peut-être après tout, ne suis-je qu’un cerveau sur patte, après tout ?

J’invite alors les défenseurs de ce genre de pratique à procéder à une expérimentation à l’aveugle, avec des groupes qui jouent le jeu et des groupes qui simulent et adoptent des attitudes et gestes corporels pré-établis et totalement déconnectés du cas présenté. Je ne suis pas sûr du tout que les résultats seront fortement différents. Autrement dit, la dimension corporelle a de forte chance de ne rien apporter de plus qu’une simple stimulation de réflexions mentales dans le chef de la personne qui apporte le cas.

LE CORPS, ESPACE DE POTENTIEL

Dans ma pratique de l’AïkiCom, je fais appel à la dimension corporelle pour ce que je crois qu’elle peut apporter: un mode d’expression et de ressenti qui “active” mes ressources en faisant appel au corps qui vient ainsi en “renfort” de mon esprit qui peut-être paralysé par mes états émotionnels. Le corps devient alors un espace de potentiel, un autre mode de réflexion, une manière de sortir du cadre étroit dans le quel le mental peut s’enfermer. Le corps ne sait pas plus. Il sait ce qu’il a appris et peut me le proposer quand j’en ai besoin. Il n’est pas plus compétent pour résoudre une question de stratégie professionnelle, de choix marketing, de décision de licencier ou d’engager que mon chien que j’apprécie énormément par ailleurs. Mon corps est par contre un maître quand il s’agit de me mettre dans un état interne qui m’ouvrira à une réflexion globale, à détecter quand je m’enferme dans mes patterns habituels — le corps est très sensible à la répétition — . Et c’est là sans doute que la dimension corporelle devient précieuse dans la démarche que propose la théorie U.

C’est sur ce type d’application corporelle que je travaille pour apporter à la théorie U la dimension dont elle me semble avoir besoin. L’AïkiCom me semble particulièrement indiquée pour ce genre de travail pour sa dimension corporelle mais également pour sa dimension martiale. En effet, s’il s’agit de développer une démarche touchant l’intelligence collective, il me semble qu’il est particulièrement nécessaire de prendre en compte la dimension de sécurité et son pendant, la vulnérabilité.

Comment envisager de s’engager dans une démarche de lâcher-prise puis de laisser-émerger si nous ne sommes pas dans un espace suffisamment sécurisant ?

Cette question fera l’objet d’articles ultérieurs aussi ne m’apesantirai-je pas plus ici.

En conclusion, si la dimension corporelle est devenue incontournable pour toute approche de leadership pour le XXIè siècle, il convient de ne pas en galvauder l’apport en lui faisant faire n’importe quoi.

Notre corps est un aspect essentiel de notre expérience qui vient compléter, enrichir l’extraordinaire intelligence de notre mental. Le tout au mental n’a plus d’avenir. Le tout au corps est une arlésienne — pour ne pas dire un argument de marketing — . La recherche dans les approches somatiques n’aura de pertinence qu’en soulignant la complémentarité entre les qualités du corps et celles de l’esprit.